I
LE RÊVE INSOLITE
Eric Nelson avait l’impression qu’une voix étrange parlait à son esprit, dans son sommeil alourdi d’alcool, dans cette misérable auberge d’un village chinois de la frontière.
– Dois-je tuer, petite sœur ?
C’était une voix mentale, non articulée ; son cerveau la percevait non par les oreilles, mais sans intermédiaire.
Et elle n’était pas humaine. Ses vibrations avaient une qualité si particulière qu’elles lui hérissaient l’esprit, même pendant son rêve.
– Non, Tark ! Tu devais surveiller, pas tuer ! Non… pas encore !
La voix mentale qui répondait ainsi semblait assez humaine à Nelson. Mais bien qu’elle n’eût pas le caractère surprenant, irréel, de la première, elle n’en était pas moins glaciale, argentine, impitoyable.
Il savait qu’il rêvait. Il savait qu’il était couché dans le village de Yen Shi, ravagé par la bataille, sur la frontière, et qu’il avait trop bu, pour oublier le sort inexorable qui les menaçait, lui et ses camarades ; c’était la fatigue et l’abus d’alcool qui lui causaient ces illusions.
Pourtant le dialogue rapide et impatient des voix que seul son esprit percevait avait une inquiétante réalité. Et ses nerfs eurent du mal à supporter de nouveau l’inhumaine nature de la première voix.
– Ils devraient tous mourir dès à présent, petite sœur ! En ce moment même, il les cherche, pour les embaucher contre nous ! Ei est venu m’en avertir !
– Non, Tark ! Contente-toi de surveiller jusqu’à ce que j’ordonne…
La tension devint trop forte pour Eric Nelson, qui se retrouva en train de se dégager de ses couvertures, jetant des regards affolés autour de la pièce sombre.
Une forme noire prit son essor et bondit par la fenêtre ouverte tandis que sa vue embrouillée s’éclaircissait… Une ombre qui n’avait rien d’humain !
Nelson poussa un cri étouffé, tituba jusqu’à la croisée tout en arrachant de sa ceinture son lourd pistolet.
Dans la nuit, de grandes ailes battirent soudain et leur bruit décrût très vite. Il pointa son arme mais ne distingua rien ; peu après, le silence total se rétablit.
Eric Nelson restait planté là, ahuri, la peau encore hérissée de la terreur que lui laissait cette impossible aventure. Il avait le cerveau embrumé de sommeil et un mauvais goût dans la bouche, après la cuite de la veille.
Peu à peu, ses nerfs surexcités s’apaisaient. Il n’y avait rien, là, dans le noir… rien que les rares lumières incertaines du triste village de boue séchée, tassé sous les muettes étoiles, tout contre la muraille sombre des hautes montagnes qui allaient s’étageant jusqu’au Tibet.
L’aube approchait. Nelson rengaina son pistolet et passa ses mains pesantes sur son visage mal rasé. Des ondes de douleur lui montèrent aux yeux quand il se détourna de la fenêtre.
– J’ai trop bu, marmonna-t-il. Pas étonnant que j’entende et que je voie… des trucs.
Il fit un effort de volonté pour oublier cette expérience étrange, insolite. Mais sans y parvenir tout à fait.
Ce n’était pas seulement le fait d’avoir entendu des voix qui était angoissant. C’était la sonorité inconnue, un peu rauque, de la première voix qui le secouait encore.
Il alluma une lampe à huile façonnée dans la glaise. Ses rayons vacillants et la grisaille grandissante de l’aube ne lui révélèrent rien d’inaccoutumé dans la petite chambre nue et sordide. Il enfila sa tunique et franchit la porte qui donnait sur la salle commune de l’auberge abandonnée. Il y avait dans la pièce trois de ses quatre camarades officiers.
Deux d’entre eux, le grand Hollandais Piet Van Voss et le petit « Cockney » londonien aux membres d’araignée, Lefty Wister, ronflaient sur leurs couchettes.
Le troisième, Nick Sloan, se rasait devant un minuscule miroir d’acier poli, son grand corps bien campé sur ses pieds solides ; son visage dur et tanné était tourné par-dessus l’épaule, en direction de Nelson, lui adressant un regard froid.
– Je t’ai entendu gueuler dans ta piaule, fit-il. Un cauchemar ?
Eric Nelson hésita.
– Je ne sais pas. Il y avait quelque chose dans la chambre. Une ombre…
– Cela ne m’étonne pas, gouailla Sloan, sans aucune sympathie. Tu étais plutôt bourré, hier soir.
Nelson saisit soudain avec rancœur le contraste entre sa silhouette déjetée, ses cheveux blonds en désordre et la netteté professionnelle de Sloan.
– Oui, j’étais saoul hier soir, répondit-il, le ton durci. Et je me saoulerai encore ce soir et demain soir aussi.
Une voix patiente soupira, du seuil.
– Pas demain soir, capitaine Nelson. Non.
Nelson se retourna. C’était Li Kin qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il ressemblait à une caricature, avec son petit corps ratatiné perdu dans un uniforme de major bien trop grand pour lui. Son visage doux, aux traits fins, se creusait de fatigue et ses yeux noirs étaient tristes derrière les lunettes aux gros verres.
– Toute une colonne de l’armée communiste chinoise se dirige de Nun-Yan sur nous, déclara-t-il. Elle sera ici dès demain midi.
Les yeux noisette de Nick Sloan s’étrécirent un peu.
– C’est du boulot rapide. Mais, après tout, on s’y attendait.
Oui, songeait pesamment Eric Nelson. On ne s’attendait pas à autre chose.
Les cinq officiers avaient été membres de l’état-major de Yu Chi, naguère encore petit seigneur de guerre de la vieille Chine, qui avait déserté le pays quand les communistes avaient pris le pouvoir. Des années durant, Yu Chi avait fait son quartier général du « no man’s land » de montagnes farouches qui se dressaient comme un poing entre la Chine, la Birmanie et le Tibet, une région où les frontières et les souverainetés étaient plutôt indéfinies. De temps à autre, le vieux chef de guerre, assumant le rôle de libérateur, avait exécuté des raids qui se prétendaient de guérilla contre les Rouges, mais qui n’avaient en réalité d’autre but que le pillage.
Seul un des cinq était animé de sentiments patriotiques. Les autres étaient ouvertement des mercenaires qui glanaient tout ce qu’ils pouvaient dans les désordres du Sud-Est asiatique. Il y avait dix ans que Nelson était mercenaire, depuis la guerre de Corée, où il avait décidé qu’il avait trop le goût de l’aventure pour rentrer chez lui. Nick Sloan était en Asie depuis presque aussi longtemps. Van Voss et le petit Cockney étaient des criminels en fuite, mais de rudes bagarreurs.
Toutefois les cinq hommes étaient maintenant à bout de ressources. Yu Chi s’était livré une fois de trop à un raid « libérateur » pour tomber droit dans un piège tendu par les forces communistes. Ils avaient gagné la bataille et occupé le bourg. Mais Yu Chi était mort, son armée disparate s’était dispersée, et quand les renforts communistes parviendraient au village, le sort des cinq mercenaires serait vite réglé.
– Il faut nous tirer d’ici avant demain matin, autrement, on est cuits, fit Nick Sloan d’un ton sec.
Lefty Wister s’était réveillé et dressé, une cigarette pendant mollement à ses lèvres minces. Van Voss s’étirait puissamment sur sa couchette et se grattait la panse tout en écoutant.
– Où pourrions-nous bien aller sans nous coller dans les pattes de ces foutus communistes ? fit le petit Cockney d’un ton geignard ?
Nelson haussa les épaules.
Au nord, à l’est et au sud, on leur tombe droit dessus. A l’ouest, il n’y a que les monts Kunlun, et, sans guide, on y tournera en rond jusqu’à ce que les indigènes nous descendent.
Li Kin releva son visage fatigué.
– Cela me rappelle un détail. Un type d’une des tribus de la montagne est venu me parler hier soir. J’ai cru comprendre qu’il voulait nous embaucher pour combattre avec ses congénères.
Van Voss grommela :
– Quelque fichue tribu transtibétaine qui a besoin de quelques mitrailleuses pour anéantir ses voisins.
Les traits durs de Sloan devinrent pensifs.
– Ce serait peut-être quand même une solution. Dans les montagnes, si nous connaissions notre chemin, nous serions en sûreté. Où est cet homme ?
– Il attend toujours dehors, je crois, répondit le Chinois. Je vais le chercher.
Il se dirigea à pas lents vers la porte.
Nelson le suivit des yeux, sans grand intérêt, mais il en avait marre de Sloan, de Van Voss et de Wister.
Une fois la porte ouverte, il vit Li Kin traverser la place poussiéreuse jusqu’à un mur de terre croulant devant lequel un homme était assis, nu-tête, enveloppé de vêtements informes en tissu piqué, immobile dans la clarté du soleil levant. Son inertie patiente n’était pas celle des êtres paisibles, mais la vigilance tendue d’un tigre accroupi. Il se leva d’un mouvement vif et souple lorsque Li Kin lui adressa la parole.
Li Kin et l’inconnu retraversèrent la place ensemble. En entrant dans la salle, Li Kin annonça :
– Voici Shan Kar.
Nelson lui adressa un coup d’œil détaché. Shan Kar était du même âge et de la même stature que lui mais ne lui ressemblait pas davantage qu’un chat sauvage à un fox-terrier. Sa tête noire et nue se dressait, en alerte, tandis qu’il examinait les Blancs.
Ce n’était pas un membre d’une tribu primitive. Son beau visage olivâtre et ses yeux sombres avaient la force, la hauteur, le feu et la fierté d’un prince de race antique.
Eric Nelson se redressa.
– Vous n’êtes pas tibétain, fit-il d’un ton abrupt, dans la langue du Tibet.
– Non, répondit aussitôt Shan Kar.
Son accent était brouillé, comme s’il eût parlé un patois obscur. Il désigna, par la porte ouverte, les montagnes grises éclairées par le soleil.
– Mon peuple habite là, dans une vallée appelée L’Lan. Et les hommes et femmes de L’Lan ont… des ennemis.
Tandis qu’il parlait, une émotion farouche comme un reflet d’épée passa dans ses yeux. Pour le moment, il avait le regard féroce et concentré d’un guerrier fanatique, d’un homme qui luttait pour une cause.
– Des ennemis trop puissants pour que nous puissions les vaincre par nos propres forces. Nous avons entendu parler des nouvelles armes des hommes blancs. Alors je suis venu pour louer les services de ces hommes et de leurs armes, pour nous aider dans notre lutte.
Nelson eut soudain la certitude que Shan Kar ne faisait pas allusion à une simple querelle entre tribus. Cet homme ne jouait pas à la guerre pour acheter des chevaux, des femmes ou des terres : l’enjeu était plus important.
Shan Kar haussa les épaules.
– J’avais entendu parler du seigneur guerrier Yu Chi et j’étais venu pour lui faire une offre. Mais, bien avant que j’arrive, il était mort en combattant. Il ne reste plus que vous à connaître l’usage de ces armes. Si vous m’accompagnez à L’Lan et que vous vous en servez, nous pourrons vous payer largement.
– Nous payer ? (Le visage de Nick Sloan manifestait un intérêt marqué.) Nous payer avec quoi ?
Pour toute réponse, Shan Kar fouilla sous son manteau piqué et en retira un objet curieux qu’il leur tendit.
– Il parait que ce métal a de la valeur, chez vous autres du monde extérieur, dit-il.
Intrigué, Eric Nelson examinait l’objet. C’était un anneau épais de métal gris terne, de plusieurs pouces de diamètre. Montés à l’opposé l’un de l’autre, deux petits disques de quartz scintillaient. Ils présentaient un aspect étrange. Chacun des disques n’avait que deux centimètres de diamètre, mais ils étaient gravés d’un dessin de spirales entrelacées qui surprenaient la vue et la brouillaient.
Lefty geignit avec mépris :
– Ce putain de mendiant qui veut nous payer avec un rond de vieille ferraille !
– De la ferraille ? Non, grogna Van Voss. J’ai déjà vu ce métal dans les mines de Sumatra. C’est du platine.
– Du platine ? Voyons cela ! s’écria Sloan. (Il étudia attentivement l’anneau de métal gris.) Bon Dieu ! C’en est vraiment !
Ses yeux noisette se fermèrent à demi quand il les leva sur l’étranger qui l’observait en silence.
– D’où provient ceci ?
– De L’Lan, répondit Shan Kar. Et il y en a encore… beaucoup plus. Tout ce que vous pourrez emporter vous appartiendra à titre de paiement.
Nick Sloan pivota pour faire face à Nelson.
– Nelson, c’est peut-être la grosse affaire. Durant toutes les années qu’on a passées ici, toi et moi, on n’a jamais eu une pareille chance.
Les yeux du Cockney brillaient déjà de convoitise. Van Voss se contentait de contempler d’un œil vague l’anneau de métal.
Eric Nelson tripota de nouveau l’objet et demanda :
– D’où cela provient-il, exactement ? On dirait un instrument bizarre plutôt qu’un ornement.
La réponse de Shan Kar fut évasive.
– Cela vient d’une caverne dans le pays de L’Lan. Et il s’y trouve beaucoup de métal semblable.
Li Kin prit la parole d’une voix lente.
– Une caverne à L’Lan ? Ce nom ne m’est pas tout à fait inconnu. Je crois bien qu’on racontait autrefois une légende…
Shan Kar le coupa.
– Votre réponse, hommes blancs ? Voulez-vous venir ?
Nelson hésitait. Il restait trop de points inexpliqués dans l’affaire. Pourtant, ils ne pouvaient pas s’attarder dans ce patelin de Yen Shi.
Il se décida à répondre :
– Je ne passe pas de marché dans des conditions aussi obscures. Mais je veux bien vous accompagner jusqu’à votre vallée. Si les circonstances sont bien celles que vous dites, nous lutterons pour vous… en échange de votre platine.
Sloan dressait rapidement ses plans :
– Nous pouvons prendre dans l’arsenal du vieux Yu quelques mitrailleuses légères ainsi que les mitraillettes et grenades dont nous avons besoin, mais on aura du mal à rassembler assez de poneys de charge d’ici demain matin.
Son visage se crispa, résolu.
– C’est cependant possible. Nous serons prêts à partir à l’aube, Shan Kar.
Quand ce dernier fut sorti, Lefty Wister laissa fuser un rire rauque.
– Le foutu crétin ! Il ne se rend donc pas compte qu’avec des mitraillettes et des grenades nous sommes en mesure de lui barboter tout son platine et de nous débiner avec ?
Nelson se tourna d’un geste coléreux vers le rapace petit Cockney.
– Nous n’en ferons rien ! Si nous acceptons de combattre pour cet homme, nous…
Il se tut brusquement, ébranlé, secoué par un souvenir subit. Le souvenir de son étrange rêve d’une heure auparavant, ce cauchemar dans lequel des voix humaines et inhumaines parlaient à son esprit.
– Ils devraient tous mourir dès à présent, petite sœur ! En ce moment même, il les cherche, pour les embaucher contre nous !
Cette voix insolite, inhumaine, dans son cerveau… n’avait-elle pas été réelle, en définitive ? Car Shan Kar venait précisément de les embaucher – à titre provisoire – pour combattre des ennemis dont ils ne savaient rien ! Dans quelle mystérieuse querelle allaient-ils s’engager ?